de poison, Le cadavre de ma raison Traine sur la Tamise. Des ponts de bronze, ou les wagons Entrechoquent d'interminables bruits de gonds Et des voiles de bateaux sombres Laissent sur elle, choir leurs ombres. Elle est morte de trop savoir, De trop vouloir sculpter la cause, Dans le socle de granit noir De chaque etre et de chaque chose. Elle est morte, atrocement, D'un savant empoisonnement, Elle est morte aussi d'un delire Vers un absurde et rouge empire. Ses nerfs ont eclate, Tel soir de fete, Qu'elle sentait deja le triomphe flotter Comme des aigles, sur sa tete. Elle est morte n'en pouvant plus, Les voeux et les vouloirs vaincus, Et c'est elle qui s'est tuee, Infiniment extenuee. Au long des funebres murailles, Au long des usines de fer Ou des marteaux tannent l'eclair, Elle se traine aux funerailles. Ce sont des quais et des casernes, Et des poteaux et des lanternes, Immobiles et lentes filandieres Des ors obscurs de leurs lumieres. Ce sont de grands chantiers d'affolement, Pleins de barques demantelees Et de vergues ecartelees Sur un ciel de crucifiement. En sa robe de joyaux morts, que solennise L'heure de pourpre a l'horizon, Le cadavre de ma raison Traine sur la Tamise. Elle s'en va vers les hasards Au fond de l'ombre et des brouillards, Au long bruit sourd des tocsins lourds, Clamant le deuil, du haut des tours. Derriere elle, laissant inassouvie La ville immense de la vie; Elle s'en va vers l'inconnu noir Dormir en des tombeaux de soir, La-bas, ou les vagues lentes et fortes Creusant l'abime sans clarte, Engloutissent a toute eternite, Les mortes. Les Apparus dans mes chemins Celui de l'horizon J'ai regarde, par la lucarne ouverte, au flanc D'un phare abandonne que flagellait la pluie: Des trains tumultueux, sous des tunnels de suie, Sifflaient, toises de loin, par des fanaux en sang. Le port immensement herisse de grands mats, Dormait, huileux et lourd, en ses bassins d'asphalte Un seul levier, debout sur un bloc de basalte, Serrait en son poing noir un enorme acomas, Et, sous la voute en noir de ce ciel de portor, Une a une, la-bas, s'eloignaient les lanternes Vers des quartiers de bruit, de joie et de tavernes, Ou des femmes dansaient entre des miroirs d'or. Quand plaie enorme et rouge, une voile, soudain, Tumefiee au vent, cingla vers les debarcaderes, Quelqu'un qui s'en venait des pays legendaires, Parut, le front compact d'orgueil et de dedain. Comme des glaives d'or et des lances au clair, Il degainait sa rage et ses desirs sauvages Et ses cris durs frappaient les echos des rivages Ou traversaient, de part et part, l'ombre et la mer. Il etait d'Ocean. II etait grand d'avoir Mordu chaque horizon saccage de tempete Et de maintenir haute et tenace sa tete Sous les poings de terreur que lui tendait le soir. Effrayant effraye. Il cherchait le chemin Vers une autre existence eclatee en miracles, En un desert de rocs illumines d'oracles, Ou le chene vivrait, ou parlerait l'airain, Ou tout l'orgueil serait: se vivre, en deploiements D'effroi sauvage, avec, sur soi, la voix profonde Et tonnante des Dieux, qui ont tordu le monde Plein de terreur, sous le froid d'or des firmaments. Et depuis des mille ans il defiait l'eclair, Dressant sur l'horizon les torses de ses voiles Et guettant les signaux des plus rouges etoiles Dont les cristaux sanglants se cassaient dans la mer. La Peur Par les plaines de ma crainte, tournee au Nord, Voici le vieux berger des Novembres qui corne, Debout, comme un malheur, au seuil du bercail morne, Qui corne au loin l'appel des troupeaux de la mort. L'etable est la, lourde et vieille comme un remords, Au fond de mes pays de tristesse sans borne, Qu'un ruisselet, borde de menthe et de viorne, Lasse de ses flots lents, fletrit, d'un cours retors. Brebis noires, a croix rouges, sur les epaules, Et beliers couleur feu rentrent, a coups de gaule, Comme ses lents peches, en mon ame d'effroi; Le vieux berger des Novembres corne tempete. Dites, quel vol d'eclairs vient d'effleurer ma tete Pour que, ce soir, ma vie ait eu si peur de moi? Celui du rien Je suis celui des pourritures grandioses Qui s'en revient du pays mou des morts; Celui des Ouests noirs du sort Qui te montre, la-bas, comme une apotheose, Son ile immense, ou des guirlandes De detritus et de viandes Se suspendent, Tandis, qu'entre les fleurs somptueuses des soirs, S'ouvrent les grands yeux d'or des crapauds noirs. Terrains tumefies et cavernes nocturnes. Oh! mes grottes baillant l'ennui par les crevasses Des fondrieres et des morasses! A mes arbres de lepre, au bord des mares, Sechent ton coeur et tes manteaux baroques, Vieux Lear; et puis voici le noir Hamlet bizarre Et les corbeaux qui font la cour a son cadavre; Voici Rene, le front fendu, les chairs transies, Et les mains d'Ophelie, au bord des havres, Sont ces deux fleurs blanches - moisies. Et les meurtres me font des plans de pourriture, Jusqu'au palais d'ou s'imposent les dictatures De mon pays de purulence et de sang d'or. Sont la, les carcasses des empereurs nocturnes; Les Nerons fous et les Tiberes taciturnes, Gisant sur des terrasses de portor. Leur crane est chevelu de vers - et leur pensee Oui dechira la Rome antique en incendies Fermente encor, dans leur tete decomposee. Des lemures tettent les pustules du ventre Que fut Vitellius - et maux et maladies Crevent sur ces debris leurs poches de poisons. Je suis celui du pays mou des morts. Et puis voici ceux-la qui s'exaltaient en Dieu; Voici les coeurs brules de foi, ceux dont le feu Etonnait les soleils, de sa lueur nouvelle: Amours sanctifies par l'extatique ardeur "Rien pour soi-meme et sur le monde ou s'echevelent La luxure, l'orgueil, l'avarice, l'horreur, Tous les peches, inaugurer, torrentiel De sacrifice et de bonte supreme, un ciel!" Et les Flamels tombes des legendes gothiques, Et les avares blancs qui se mangent les doigts, Et les guerriers en or immobile, la croix Escarbouclant d'ardeur leurs cuirasses mystiques, Et leurs femmes dont les regards etaient si doux; Voici - sanguinolents et crus - ils sont la, tous. Je suis celui des pourritures mephitiques. Dans un jardin d'ombre et de soir, Je cultive sur un espalier noir, Les promesses et les espoirs. La maladie? elle est, ici, la veneneuse Et triomphale moissonneuse Dont la faucille est un croissant de fievre Taille dans l'Hecate des vieux Sabbats. La fraicheur de l'enfance et la sante des levres, Les cris de joie et l'ingenu fracas Des bonds fouettes de vent, parmi les plaines, Je les fletris, ferocement, sous mes haleines, Et les voici, aux coins de mes quinconces Et tas jaunes, comme feuilles et ronces. Je suis celui des pourritures souveraines. Voici les assoiffes des vins de la beaute; Les affoles de l'unanime volupte Qui fit naitre Venus de la mer tout entiere; Voici leurs flancs, avec les trous de leur misere; Leurs yeux, avec du sang; leurs mains, avec des ors; Leurs livides phallus tordus d'efforts Brises - et, par les mares de la plaine, Les vieux caillots noyes de la semence humaine. Voici celles dont l'affre etait de se chercher Autour de l'effroi roux de leur peche, Pour se meler et se mordre, folles gorgones; Celles qui se lechaient, ainsi que des lionnes - Langues de pierre - et qui fuyaient pour revenir Toujours pales, vers leur implacable desir, Fixe, la-bas, le soir, dans les yeux de la lune. Tous et toutes - regarde - un a un, une a une, Ils sont, en de la cendre et de l'horreur Changes - et leur ruine est la splendeur De mon domaine, au bord des mers phosphorescentes. Je suis celui des pourritures incessantes; Je suis celui des pourritures infinies; Vice ou vertu, vaillance ou peur, blaspheme ou foi, Dans mon pays de fiel et d'or, j'en suis la loi. Et je t'apporte a toi ce multiple flambeau: Reve, folie, ardeur, mensonge et ironie Et mon rire devant l'universel tombeau. Dans ma plaine Je m'habille des loques de mes jours Et le baton de mon orgueil dans ma main ploie; Mes pas! dites comme ils sont lourds De me porter, de me trainer toujours Sans plus d'espoir, de voie en voie. Mon ame est comme un beffroi noir Qui sonne au loin, pres d'un rempart Au fond du soir; Toute ma tete est vaine Et monoeuvre jadis hautaine S'eparpille comme au hasard. Ah si la mort pouvait venir! Plantez des croix, au long des routes, Plantez des croix, sur le rempart, N'importe ou, plantez des croix, puisque toutes Diront le sort d'un espoir mort. Les voici donc mon pays et ma ville, Avec leur fleuve au loin dans le brouillard, Avec leurs toits et leurs clochers epars, Avec leurs lacs, en flaques d'huile, Monotones, dans le soir noir. Ah si la mort pouvait venir! Pourtant, je ne sais quoi illumine soudain Le pauvre baton mort que je tiens en ma main. Et voici qu'un rayon glisse au loin sur la plaine Ou je n'ai disperse que fatigue et que haine; Et le beffroi, la-bas, a beau sonner Et son battant a beau tanner, Je n'entends plus ses glas perclus, Je n'entends plus, je n'entends plus Rien qu'une voix qui vient d'en haut me pardonner. Dites? Dites? Serait-ce elle qui veut venir Vers l'agonie en feu de mes mauvais desirs Non pas la mort, mais elle La trepassee et la sainte que je reve eternelle. Saint Georges Ouverte en large eclair, parmi les brumes, Une avenue; Et Saint Georges, cuirasse d'or, Avec des plumes et des ecumes, Au poitrail blanc de son cheval, sans mors, Descend. L'eguipage diamantaire Fait de sa chute, un triomphal chemin A la pitie du ciel vers notre terre. Prince de l'aube et du matin, Joyeux, vibrant et cristallin, Mon coeur nocturne, oh qu'il l'eclaire, Au tournoiement de son epee aureolaire! Que j'entende le bruit glissant Du vent, autour de sa cotte de mailles Et de son gonfanon dans les batailles; Le Saint Georges, celui qui luit Et vient, parmi les cris de mon desir, Saisir Mes pauvres bras tendus vers sa vaillance! Comme un grand cri de foi Il tient, droite, sa lance, Le Saint Georges; Il fait comme un tumulte d'or Dans le celeste et flamboyant decor; Il porte au front l'eclat du chreme, Le Saint Georges du haut devoir, Beau de son coeur et par lui-meme. Sonnez toutes mes voix d'espoir! Sonnez en moi; sonnez, sous les rameaux, En des chemins pleins de soleil! Micas d'argent, soyez la' joie entre les pierres; Et vous, les blancs cailloux des eaux, Ouvrez vos yeux, dans les ruisseaux, A travers l'eau de vos paupieres; Paysage, avec tes lacs vermeils, Sois le miroir des vols de flamme Du Saint Georges vers mon ame! Contre les dents du dragon noir, Contre l'armature de lepre et de pustules, Il est le glaive et le miracle. La charite, sur sa cuirasse brule Et son courage est la debacle Bondissante de l'instinct noir. Feux cribles d'or, feux rotatoires Et tourbillons d'astres, ses gloires, Aux galopants sabots de son cheval, Eblouissent les yeux de ma memoire. Il vient, en bel ambassadeur Du pays blanc, illumine de marbres, Ou, dans les parcs, au bord des mers, sur l'arbre De la bonte, suavement croit la douceur. Le port, il le connait, ou se bercent, tranquilles, De merveilleux vaisseaux emplis d'anges dormants, Et les grands soirs, ou s'eclairent des iles Belles, mais immobiles, Parmi les yeux, dans l'eau, des firmaments. Ce royaume, d'ou se leve, reine, la Vierge, Il en est l'humble joie ardente - et sa flamberge Y vibre, en ostensoir, dans l'air; Le devorant Saint Georges clair Qui frole et eblouit de son eclair Mon ame. Il sait de quels lointains je viens, Avec quelles brumes, dans le cerveau, Avec quels signes de couteau, En croix noires, sur la pensee, Avec quel manque de biens, Avec quelle puissance depensee, Avec quel masque et quelle folie, Sur de la honte et de la lie. J'ai ete lache et je me suis enfui Dans un jardin de maux et de pleurs infertiles; J'ai souleve quand me cernait la nuit Les marbres d'or d'une science hostile, Vers des sommets barres d'oracles noirs; Seule la mort est la reine des soirs Et tout effort humain n'est clair que dans l'aurore; Avec les fleurs, la priere desire eclore Et leurs douces levres ont le meme parfum; Le blanc soleil, sur l'eau nacree, est pour chacun Comme une main de caresse, sur l'existence; L'aube s'ouvre, comme un conseil de confiance, Et qui l'ecoute est le sauve De son marais, ou nul peche ne fut jamais lave. Le Saint Georges rapide et clair A traverse, par bonds de flamme, Le frais matin, jusqu'a mon ame; Il etait jeune et beau de foi; Il se pencha d'autant plus bas vers moi, Qu'il me voyait plus a genoux; Comme un intime et pur cordial d'or Il m'a rempli de son essor Et tendrement d'un effroi doux; Devant sa vision altiere, J'ai mis, en sa pale main fiere, Les fleurs tristes de ma douleur; Et lui, s'en est alle, m'imposant la vaillance Et sur le front, la marque en croix d'or de sa lance, Droit vers son Dieu, avec mon coeur. L'Autre plaine Vers les visages des floraisons d'or, Voici qu'un auroral soleil se penche Et les frolant, de branche en branche, Sur leurs levres de pourpre eclate en baisers d'or. On ecoute les ruisselets dans la lumiere, Sauter, de marche en marche, au long d'un talus clair; Des insectes d'argent aux antennes de verre, Contre des vitraux bleus, casser de la lumiere. Des feuillages chantent. Il s'en denoue, De temps en temps, de longs rubans de vols, Et les heures tournent, comme des roues, Autour des coeurs moussus des tournesols. Les Campagnes hallucinees La Ville Tous les chemins vont vers la ville. Du fond des brumes, Avec tous ses etages en voyage Jusques au ciel, vers de plus hauts etages, Comme d'un reve, elle s'exhume. La-bas, Ce sont des ponts muscles de fer, Lances, par bonds, a travers l'air; Ce sont des blocs et des colonnes Que decorent Sphinx et Gorgonnes; Ce sont des tours sur des faubourgs; Ce sont des millions de toits Dressant au ciel leurs angles droits: C'est la ville tentaculaire, Debout, Au bout des plaines et des domaines. Des clartes rouges Qui bougent Sur des poteaux et des grands mats. Meme a midi, brulent encor Comme des oeufs de pourpre et d'or; Le haut soleil ne se voit pas: Bouche de lumiere, fermee Par le charbon et la fumee. Un fleuve de naphte et de poix Bat les moles de pierre et les pontons de bois; Les sifflets crus des navires qui passent Hurlent de peur dans le brouillard; Un fanal vert est leur regard Vers l'ocean et les espaces. Des quais sonnent aux chocs de lourds fourgons; Des tombereaux grincent comme des gonds; Des balances de fer font choir des cubes d'ombre Et les glissent soudain en des sous-sols de feu; Des pont s'ouvrant par le milieu, Entre les mats touffus dressent des gibets sombres Et des lettres de cuivre inscrivent l'univers, Immensement, par a travers Les toits, les corniches et les murailles, Face a face, comme en bataille. Et tout la-bas, passent chevaux et roues, Filent les trains, vole l'effort, Jusqu'aux gares, dressant, telles des proues Immobiles, de mille en mille, un fronton d'or. Des rails ramefies y descendent sous terre Comme en des puits et des crateres Pour reparaitre au loin en reseaux clairs d'eclairs Dans le vacarme et la poussiere. C'est la ville tentaculaire. La rue - et ses remous comme des cables Noues autour des monuments - Fuit et revient en longs enlacements; Et ses foules inextricables Les mains folles, les pas fievreux, La haine aux yeux, Happent des dents le temps qui les devance. A l'aube, au soir, la nuit, Dans la hate, le tumulte, le bruit, Elles jettent vers le hasard l'apre semence De leur labeur que l'heure emporte; Et les comptoirs mornes et noirs Et les bureaux louches et faux Et les banques battent des portes Aux coups de vent de la demence. Le long du fleuve, une lumiere ouatee, Trouble et lourde, comme un haillon qui brule, De reverbere en reverbere se recule. La vie, avec des flots d'alcool est fermentee. Les bars ouvrent sur les trottoirs Leurs tabernacles de miroirs Ou se mirent l'ivresse et la bataille; Une aveugle s'appuie a la muraille Et vend de la lumiere, en des boites d'un sou; La debauche et le vol s'accouplent en leur trou; La brume immense et rousse Parfois jusqu'a la mer recule et se retrousse Et c'est alors comme un grand cri jete Vers le soleil et sa clarte: Places, bazars, gares, marches, Exasperent si fort leur vaste turbulence Que les mourants cherchent en vain le moment de silence Qu'il faut aux yeux pour se fermer. Telle, le jour - pourtant, lorsque les soirs Sculptent le firmament, de leurs marteaux d'ebene, La ville au loin s'etale et domine la plaine Comme un nocturne et colossal espoir; Elle surgit: desir, splendeur, hantise; Sa clarte se projette en lueurs jusqu'aux cieux, Son gaz myriadaire en buissons d'or s'attise, Ses rails sont des chemins audacieux Vers le bonheur fallacieux Que la fortune et la force accompagnent; Ses murs se dessinent pareils a une armee Et ce qui vient d'elle encor de brume et de fumee Arrive en appels clairs vers les campagnes. C'est la ville tentaculaire, La pieuvre ardente et l'ossuaire Et la carcasse solennelle. Et les chemins d'ici s'en vont a l'infini Vers elle. Le Donneur de mauvais conseils Par les chemins bordes de pueils Rode en maraude Le donneur de mauvais conseils. La vieille carriole aux tons groseille Qui l'emmena, on ne sait d'ou, Une folle la garde et la surveille, Au carrefour des chemins mous. Le cheval pait l'herbe d'automne, Pres d'une mare monotone, Dont l'eau livide reverbere Le ciel de pluie et de misere Qui tombe en loques sur la terre. Le donneur de mauvais conseils Est attendu dans le village, A l'heure ou tombe le soleil. Il est le visiteur oblique et louche Qui, de ferme en ferme, s'abouche, Quand la detresse et la ruine Se rabattent sur les chaumines. Il est celui qui frappe a l'huis, Tenacement, et vient s'asseoir Lorsque le have desespoir Fixe ses regards droits Sur le feu mort des atres froids. Il vaticine et il marmonne, Toujours ardent et monotone, Prenant a part chacun de ceux Dont les arpents sont cancereux Et les epargnes infecondes Et les poussant a tout quitter, Pour un peu d'or qu'ils entendent tinter En des villes, la-bas, au bout du monde. A qui, devant sa lampe eteinte, Seul avec soi, quand minuit tinte, S'en va tatant aux murs de sa chaumiere Les trous qu'y font les vers de la misere, Sans qu'un secours ne lui vienne jamais, Il conseille d'aller, au fond de l'eau, Mordre soudain les exsangues reflets De sa face dans un marais. Il pousse au mal la fille ardente, Avec du crime au bout des doigts, Avec des yeux comme la poix Et des regards qui violentent. Il attise en son coeur le vice A mots cuisants et rouges, Pour qu'en elle la femelle et la gouge Biffent la mere et la nourrice Et que sa chair soit aux amants, Morte, comme ossements et pierres, Au cimetiere. Aux vieux couples qui font l'usure Depuis que les malheurs ravagent Les villages, a coups de rage, Il vend les moyens surs Et la tenacite qui reussit toujours A ruiner hameaux et bourgs, Quand, avec l'or tapi au creux De l'armoire crasseuse ou de l'alcove immonde, On s'imagine, en un logis lepreux, Etre le roi qui tient le monde. Enfin, il est le conseiller de ceux Qui profanent la nuit des saints dimanches En boutant l'incendie a leurs granges de planches. Il indique l'heure precise Ou le tocsin sommeille aux tours d'eglise, Ou seul avec ses yeux insoucieux, Le silence regarde faire. Ses gestes secs et entetes Numerotent ses volontes, Et l'ombre de ses doigts semble ligner d'entailles Le crepi blanc de la muraille. Et pour conclure il verse a tous Un peu du fiel de son vieux coeur Pourri de haine et de rancoeur; Et designe le rendez-vous, - Quand ils voudront - au coin des bordes. Ou, pres de l'arbre, ils trouveront Pour se brancher un bout de corde. Ainsi va-t-il de ferme en ferme; Plus volontiers, lorsque le terme Au bahut vide inscrit sa date, Le corps craquant comme des lattes, Le cou maigre, le pas trainant, Mais inusable et permanent, Avec sa pauvre carriole, Avec sa bete, avec sa folle, Qui l'attendent, jusqu'au matin, Au carrefour des vieux chemins. Pelerinage Ou vont les vieux paysans noirs Par les chemins en or des soirs? A grands coups d'ailes affolees, En leurs toujours folles volees, Les moulins fous fauchent le vent. Le cormoran des temps d'automne Jette au ciel triste et monotone Son cri sombre comme la nuit. C'est l'heure brusque de la terreur, Ou passe, en son charroi d'horreur, Le vieux Satan des moissons fausses. Par la campagne en grand deuil d'or, Ou vont les vieux silencieux? Quelqu'un a du frapper l'ete De mauvaise fecondite: Le ble tres haut ne fut que paille. Les bonnes eaux n'ont point coule Par les veines du champ brule; Quelqu'un a du frapper les sources; Quelqu'un a du secher la vie, Comme une gorge inassouvie Vide d'un trait le fond d'un verre. Par la campagne en grand deuil d'or, Ou vont les vieux et leur misere? L'apre semeur des mauvais germes, Au temps de mai baignant les fermes, Les vieux l'ont tous senti passer. Ils l'ont surpris morne et railleur, Penche sur la campagne en fleur; Plein de foudre, comme l'orage. Les vieux n'ont rien ose se dire. Mais tous ont entendu son rire Courir de taillis en taillis. Or, ils savent par quel moyen On peut flechir Satan paien, Qui reste maitre des moissons. Par la campagne en grand deuil d'or, Ou vont les vieux et leur frisson? L'apre semeur du mauvais ble Entend venir ce defile D'hommes qui se taisent et marchent. Il sait que seuls ils ont encore, Au fond du coeur qu'elle devore, Toute la peur de l'inconnu; Qu'obstinement ils derobent en eux Son culte sombre et lumineux, Comme un minuit blanc de mercure, Et qu'ils redoutent les revoltes, Et qu'ils supplient pour leurs recoltes Plus devant lui que devant Dieu. Par la campagne, en grand deuil d'or, Ou vont les vieux porter leur voeu? Le Satan noir des champs brules Et des fermiers ensorceles Qui font des croix de la main gauche, Ce soir, a l'heure ou l'horizon est rouge Contre un arbre dont rien ne bouge, Depuis une heure est accoude. Les vieux ont pu l'apercevoir, Avec ses yeux dardes vers eux, D'entre ses cils de chardons morts. Ils ont senti qu'il ecoutait Les silences de leur souhait Et leur priere uniquement pensee. Alors, subitement, En un grand feu de tourbe et de branches coupees Ils ont jete un chat vivant. Regards eteints, pattes crispees, La bete est morte atrocement, Pendant qu'au long des champs muets, Sous le gel rude et le vent froid, Chacun, par un chemin a soi, Sans rien savoir s'en revenait. Chanson de fou Brisez-leur pattes et vertebres, Chassez les rats, les rats. Et puis versez du froment noir. Le soir, Dans les tenebres. Jadis, lorsque mon coeur cassa, Une femme le ramassa Pour le donner aux rats. - Brisez-leur pattes et vertebres. Souvent je les ai vus dans l'atre, Taches d'encre parmi le platre, Qui grignotaient ma mort. - Brisez-leur pattes et vertebres. L'un d'eux, je l'ai senti Grimper sur moi la nuit, Et mordre encor le fond du trou Que fit, dans ma poitrine, L'arrjchement de mon coeur fou. - Brisez-leur pattes et vertebres. Ma tete a moi les vents y passent, Les vents qui passent sous la porte, Et les rats noirs de haut en bas Peuplent ma tete morte. - Brisez-leur pattes et vertebres. Car personne ne sait plus rien. Et qu'importent le mal, le bien, Les rats, les rats sont la, par tas, Dites, verserez-vous, ce soir, Le froment noir, A pleines mains, dans les tenebres? Le Peche Sur sa butte que le vent gifle, Il tourne et fauche et ronfle et siffle, Le vieux moulin des peches vieux Et des forfaits astucieux. Il geint des pieds jusqu'a la tete, Sur fond d'orage et de tempete, Lorsque l'automne et les nuages Frolent son toit de leurs voyages. Sur la campagne abandonnee II apparait une araignee Colossale, tissant ses toiles Jusqu'aux etoiles. C'est le moulin des vieux peches. Qui l'ecoute, parmi les routes, Entend battre le coeur du diable, Dans sa carcasse insatiable. Un travail d'ombre et de tenebres S'y fait, pendant les nuits funebres Quand la lune fendue Git la, sur le carreau de l'eau, Comme une hostie atrocement mordue. C'est le moulin de la ruine Qui moud le mal et le repand aux champs Infini, comme une bruine. Ceux qui sournoisement ecornent Le champ voisin en deplacant les bornes; Ceux qui, valets d'autrui, sement l'ivraie Au lieu de l'orge vraie; Ceux qui jettent les poisons verts dans l'eau Ou l'on amene le troupeau; Ceux qui, par les nuits seules, En brasiers d'or font eclater les meules, Tous passerent par le moulin. Encore: Les vieux jeteurs de sorts et les sorcieres Que vont trouver les filles-meres; Ceux qui cachent dans les fourres Leurs ruts sinistrement vociferes; Ceux qui n'aiment la chair que si le sang Gicle aux yeux, frais et luisant; Ceux qui s'entr'egorgent, a couteaux rouges, Volets fermes, au fond des bouges: Ceux qui scrutent l'espace Avec, au bout du poing, la mort pour tel qui passe, Tous passerent par le moulin. Aussi: Les vagabonds qui habitent des fosses Avec leurs filles qu'ils engrossent; Les fous qui choisissent des betes Pour assouvir leur rage et ses tempetes; Les mendiants qui deterrent les mortes Atrocement et les emportent; Les couples noirs, pervers et vieux, Qui instruisent l'enfant a coucher entre eux deux; Tous passerent par le moulin. Tous sont venus, sournoisement, Choisissant l'heure et le moment, Avec leurs chiens et leurs brouettes, Et leurs anes et leurs charrettes; Tous sont venus, jeunes et vieux, Pour emporter jusque chez eux Le mauvais grain, coute que coute; Et quand ils sont redescendus Par les sentes du haut talus, Les grand'routes charriaient toutes Infiniment, comme des veines, Le sang du mal, parmi les plaines. Et le moulin tournait au fond des soirs La croix grande de ses bras noirs, Avec des feux, comme des yeux, Dans l'orbite de ses lucarnes Dont les rayons gagnaient les loins. Parfois, s'illuminaient des coins, La-bas, dans la campagne morne, Et l'on voyait les porteurs gourds, Ployant au faix des peches lourds, Hagards et las, buter de borne en borne. Le Fleau La Mort a bu du sang Au cabaret des Trois Cercueils. La Mort a mis sur le comptoir Un ecu noir, - "C'est pour les cierges et pour les deuils." Des gens s'en sont alles Tout lentement Chercher le sacrement. On a vu cheminer le pretre Et les enfants de ch?ur, Vers les maisons de l'affre et du malheur Dont on fermait toutes fenetres. La Mort a bu du sang. Elle en est soule. - "Notre Mere la Mort, pitie! pitie! Ne bois ton verre qu'a moitie, Notre Mere la Mort, s'est nous les meres. C'est nous les vieilles a manteaux, Avec nos coeurs, avec nos maux, Qui marmonnons du desespoir En chapelets interminables; Notre Mere la Mort, pitie! pitie! C'est nous les bequillantes et minables Vieilles, tannees Par la misere et les annees: Nos corps sont prets pour tes tombeaux, Nos seins sont prets pour tes couteaux." - La Mort, dites, les bonnes gens, La Mort est soule: Sa tete oscille et roule Comme une boule. La Mort a bu du sang Comme un vin frais et bienfaisant; La Mort a mis sur le comptoir Un ecu noir, Elle en voudra pour ses argents Au cabaret des pauvres gens. - "Notre-Dame la Mort, c'est nous les vieux des guerres Tumultuaires; Notre-Dame des drapeaux noirs Et des debacles dans les soirs, Norte-Dame des glaives et des balles Et des crosses contre les dalles, Toi, notre vierge et notre orgueil, Toujours si fiere et droite, au seuil Du palais d'or de nos grands reves; Notre-Dame la Mort, toi, qui te leves, Au battant de nos tambours, Obeissante - et qui, toujours, Nous enseigna l'audace et le courage, Notre-Dame la Mort, cesse ta rage Et daigne enfin nous voir et nous entendre Puisqu'ils n'ont point appris, nos fils, a se defendre." - La Mort, dites, les vieux verbeux, La Mort est soule, Comme un flacon qui roule Sur la pente des chemins creux. La Mort n'a pas besoin De votre mort au bout du monde, C'est au pays qu'elle enfonce la bonde Du tonneau rouge. - "Dame la Mort, c'est moi, la Sainte Vierge Qui viens en robe d'or chez vous, Vous supplier a deux genoux D'avoir pitie des gens de mon village. Dame la Mort, c'est moi, la Sainte Vierge, De çÅÈ-voto, pres de la berge, C'est moi qui fus de mes pleurs inondee Au Golgotha, dans la Judee, Sous Herode, voici mille ans. Dame la Mort, c'est moi, la Sainte Vierge Qui fis promesse aux gens d'ici De m'en venir crier merci Dans leurs detresses et leurs peines; Dame la Mort, c'est moi, la Sainte Vierge." - "La Mort, dites, la bonne Dame, Se sent au coeur comme une flamme Qui, de la, monte a son cerveau. La Mort a soif de sang nouveau. La Mort est soule, Un seul desir comme une houle, Remplit sa brumeuse pensee. La Mort n'est point celle qu'on econduit Avec un peu de priere et de bruit, La Mort s'est lentement lassee D'avoir pitie du desespoir; Bonne Vierge des reposoirs, La Mort est soule Et sa fureur, hors des ornieres, Par les chemins des cimetieres Bondit et roule Comme une boule." - "La Mort, c'est moi, Jesus, le Roi, Qui te fis grande ainsi que moi Pour que s'accomplisse la loi Des choses en ce monde. La Mort, je suis la manne d'or Qui s'eparpille du Thabor Divinement, jusqu'aux confins du monde. Je suis celui qui fus pasteur, Chez les humbles, pour le Seigneur; Mes mains de gloire et de splendeur Ont rayonne sur la douleur; La Mort, je suis la paix du monde." - "La Mort, dites, le Seigneur Dieu, Est assise, pres d'un bon feu, Dans une auberge ou le vin coule Et n'entend rien, tant elle est soule. Elle a sa faux et Dieu a son tonnerre. En attendant, elle aime a boire et le fait voir A quiconque voudrait s'asseoir, Cote a cote, devant un verre. Jesus, les temps sont vieux, Et chacun boit comme il le peut Et qu'importent les vetements sordides Lorsque le sang nous fait les dents splendides. " Et la Mort s'est mise a boire, les pieds au feu; Elle a meme laisse s'en aller Dieu Sans se lever sur son passage; Si bien que ceux qui la voyaient assise Ont cru leur ame compromise. Durant des jours et puis des jours encor, la Mort A fait des dettes et des deuils, Au cabaret des Trois Cercueils; Puis, un matin, elle a ferre son cheval d'os, Mis son bissac au creux du dos Pour s'en aller a travers la campagne. De chaque bourg et de chaque village, Les gens s'en sont venus vers elle avec du vin, Pour qu'elle n'ait ni soif, ni faim, Et ne fit halte au coin des routes; Les vieux portaient de la viande et du pain, Les femmes des paniers et des corbeilles Et les fruits clairs de leur verger, Et les enfants portaient des miels d'abeilles. La Mort a chemine longtemps, Par le pays des pauvres gens, Sans trop vouloir, sans trop songer, La tete soule Comme une boule. Elle portait une loque de manteau roux, Avec de grands boutons de veste militaire, Un bicorne pique d'un plumet refractaire Et des bottes jusqu'aux genoux. Son fantome de cheval blanc Cassait un vieux petit trot lent De bete ayant la goutte Sur les pierres de la grand'route; Et les foules suivaient vers n'importe ou Le grand squelette aimable et soul Qui souriait de leur panique Et qui sans crainte et sans horreur Voyait se tordre, au creux de sa tunique, Un trousseau de vers blancs qui lui tetaient le coeur. Le Depart Trainant leurs pas apres leurs pas Le front pesant et le coeur las, S'en vont, le soir, par la grand'route, Les gens d'ici, buveurs de pluie, Lecheurs de vent, fumeurs de brume. Les gens d'ici n'ont rien de rien, Rien devant eux Que l'infini de la grand'route. Chacun porte au bout d'une gaule, Dans un mouchoir a carreaux bleus, Chacun porte dans un mouchoir, Changeant de main, changeant d'epaule, Chacun porte Le linge use de son espoir. Les gens s'en vont, les gens d'ici, Par la grand'route a l'infini. L'auberge est la, pres du bois nu, L'auberge est la de l'inconnu; Sur ses dalles, les rats trimballent Et les souris. L'auberge, au coin des bois moisis, Grelotte, avec ses murs manges, Avec son toit comme une teigne, Avec le bras de son enseigne Qui tend au vent un os ronge. Les gens d'ici sont gens de peur: Ils font des croix sur leur malheur Et tremblent; Les gens d'ici ont dans leur ame Deux tisons noirs, mais point de flamme, Deux tisons noirs en croix. Les gens d'ici sont gens de peur; Et leurs autels n'ont plus de cierges Et leur encens n'a plus d'odeur: Seules, en des niches desertes, Quelques roses tombent inertes Autour d'un Christ en platre peint. Les gens d'ici ont peur de l'ombre sur leurs champs, De la lune sur leurs etangs, D'un oiseau mort contre une porte; Les gens d'ici ont peur des gens. Les gens d'ici sont malhabiles, La tete lente et les cerveaux debiles Quoique tannes d'entetement; Ils sont ladres, ils sont minimes Et s'ils comptent c'est par centimes, Peniblement, leur denument. Avec leur chat, avec leur chien, Avec l'oiseau dans une cage, Avec, pour vivre, un seul moyen: Boire son mal, taire sa rage; Les pieds uses, le coeur moisi, Les gens d'ici, Quittant leur gite et leur pays, S'en vont, ce soir, vers l'infini. Les meres trainent a leurs jupes Leur trousseau long d'enfants belants, Trinqueballes, trinqueballants; Les yeux clignants des vieux s'occupent A refixer, une derniere fois, Leur coin de terre morne et grise, Ou mord l'averse, ou mord la bise, Ou mord le froid. Suivent les gars des bordes, Les bras maigres comme des cordes, Sans plus d'orgueil, sans meme plus Le moindre elan vers les temps revolus Et le bonheur des autrefois, Sans plus la force en leurs dix doigts De se serrer en poings contre le sort Et la colere de la mort. Les gens des champs, les gens d'ici Ont du malheur a l'infini. Leurs brouettes et leurs charrettes Trinqueballent aussi, Cassant, depuis le jour leve, Les os pointus du vieux pave: Quelques-unes, plus greles que squelettes, Entrechoquent des amulettes A leurs brancards, D'autres grincent, les ais criards, Comme les seaux dans les citernes; D'autres portent de vieillottes lanternes. Les chevaux las Secouent, a chaque pas, Le vieux lattis de leur carcasse; Le conducteur s'agite et se tracasse, Comme quelqu'un qui serait fou, Lancant parfois vers n'importe ou, Dans les espaces, Une pierre lasse Aux corbeaux noirs du sort qui passe. Les gens d'ici Ont du malheur - et sont soumis. Et les troupeaux reches et maigres, Par les chemins rapes et par les sablons aigres, Egalement sont les chasses, Aux coups de fouet inepuises Des famines qui exterminent: Moutons dont la fatigue a tout caillou ricoche, Boeufs qui meuglent vers la mort proche, Vaches lentes et lourdes Aux pis vides comme des gourdes. Ainsi s'en vont betes et gens d'ici, Par le chemin de ronde Qui fait dans la detresse et dans la nuit, Immensement, le tour du monde, Venant, dites, de quels lointains, Par a travers les vieux destins, Passant les bourgs et les bruyeres, Avec, pour seul repos, l'herbe des cimetieres, Allant, roulant, faisant des n?uds De chemins noirs et tortueux, Hiver, automne, ete, printemps, Toujours lasses, toujours partant De l'infini pour l'infini. Tandis qu'au loin, la-bas, Sous les cieux lourds, fuligineux et gras, Avec son front comme un Thabor, Avec ses sucoirs noirs et ses rouges haleines Hallucinant et attirant les gens des plaines, C'est la ville que la nuit formidable eclaire, La ville en platre, en stuc, en bois, en fer, en or, - Tentaculaire. Les Villes tentaculaires La Plaine La plaine est morne, avec ses clos, avec ses granges Et ses fermes dont les pignons sont vermoulus, La plaine est morne et lasse et ne se defend plus, La plaine est morne et morte - et la ville la mange. Formidables et criminels, Les bras des machines diaboliques, Fauchant les bles evangeliques, Ont effraye le vieux semeur melancolique Dont le geste semblait d'accord avec le ciel. L'orde fumee et ses haillons de suie Ont traverse le vent et l'ont sali: Un soleil pauvre et avili S'est comme use en de la pluie. Et maintenant, ou s'etageaient les maisons claires Et les vergers et les arbres parsemes d'or, On apercoit, a l'infini, du sud au nord, La noire immensite des usines rectangulaires. Telle une bete enorme et taciturne Qui bourdonne derriere un mur, Le ronflement s'entend, rythmique et dur, Des chaudieres et des meules nocturnes; Le sol vibre, comme s'il fermentait, Le travail bout comme un forfait, L'egout charrie une fange velue Vers la riviere qu'il pollue; Un supplice d'arbres ecorches vifs Se tord, bras convulsifs, En facade, sur le bois proche; L'ortie epuise au coeur les sablons et les oches, Et des fumiers, toujours plus hauts, de residus - Ciments huileux, platras pourris, moellons fendus - Au long de vieux fosses et de berges obscures Levent, le soir, des monuments de pourriture. Sous des hangars tonnants et lourds, Les nuits, les jours, Sans air ni sans sommeil, Des gens peinent loin du soleil: Morceaux de vie en l'enorme engrenage, Morceaux de chair fixee, ingenieusement, Piece par piece, etage par etage, De l'un a l'autre bout du vaste tournoiement. Leurs yeux sont devenus les yeux de la machine; Leur corps entier: front, col, torse, epaules, echine, Se plie aux jeux regles du fer et de l'acier; Leurs mains et leurs dix doigts courent sur des claviers Ou cent fuseaux de fil tournent et se devident; Et mains promptes et doigts rapides S'usent si fort, Dans leur effort Sur la matiere carnassiere, Qu'ils y laissent, a tout moment, Des empreintes de rage et des gouttes de sang. Dites! l'ancien labeur pacifique, dans l'Aout Des seigles murs et des avoines rousses, Avec les bras ru clair, le front debout, Quand l'or des bles ondule et se retrousse Vers l'horizon torride ou le silence bout. Dites! le repos tiede et les midis elus, Tressant de l'ombre pour les siestes, Sous les branches, dont les vents prestes Rythment, avec lenteur, les grands gestes feuillus. Dites, la plaine entiere ainsi qu'un jardin gras, Toute folle d'oiseaux eparpilles dans la lumiere, Qui la chantent, avec leurs voix plenieres, Si pres du ciel qu'on ne les entend pas. Mais aujourd'hui, la plaine?- elle est finie; La plaine est morne et ne se defend plus: Le flux des ruines et leur reflux L'ont submergee, avec monotonie. On ne rencontre, au loin, qu'enclos rapieces Et chemins noirs de houille et de scories Et squelettes de metairies Et trains coupant soudain les villages en deux. Les Madones ont tu leurs voix d'oracle Au coin du bois, parmi les arbres; Et les vieux saints et leurs socles de marbre Ont chu dans les fontaines a miracles. Et tout est la, comme des cercueils vides, - Seuils et murs lezardes et toitures fendues - Et tout se plaint ainsi que les ames perdues Qui sanglotent le soir dans la bruyere humide. Helas! la plaine, helas! elle est finie! Et ses clochers sont morts et ses moulins perclus. La plaine, helas! elle a tousse son agonie Dans les derniers hoquets d'un angelus. L'Ame de la ville Les toits semblent perdus Et les clochers et les pignons fondus, Dans ces matins fuligineux et rouges, Ou, feu a feu, des signaux bougent. Une courbe de viaduc enorme Longe les quais mornes et uniformes; Un train s'ebranle immense et las. La-bas, Un steamer rauque avec un bruit de corne. Et par les quais uniformes et mornes, Et par les ponts et par les rues, Se bousculent, en leurs cohues, Sur des ecrans de brumes crues, Des ombres et des ombres. Un air de soufre et de naphte s'exhale; Un soleil trouble et monstrueux s'etale; L'esprit soudainement s'effare Vers l'impossible et le bizarre; Crime ou vertu, voit-il encor Ce qui se meut en ces decors, Ou, devant lui, sur les places, s'exalte Ailes grandes, dans le brouillard Un aigle noir avec un etendard, Entre ses serres de basalte. ï les siecles et les siecles sur cette ville, Grande de son passe Sans cesse ardent - et traverse, Comme a cette heure, de fantomes! ï les siecles et les siecles sur elle, Avec leur vie immense et criminelle Battant - depuis quels temps? - Chaque demeure et chaque pierre De desirs fous ou de coleres carnassieres! Quelques huttes d'abord et quelques pretres: L'asile a tous, l'eglise et ses fenetres Laissant filtrer la lumiere du dogme sur Et sa naivete vers les cerveaux obscurs. Donjons dentes, palais massifs, cloitres barbares; Croix des papes dont le monde s'effare; Moines, abbes, barons, serfs et vilains; Mitres d'orfroi, casques d'argent, vestes de lin; Luttes d'instincts, loin des luttes de l'ame Entre voisins, pour l'orgueil vain d'une oriflamme; Haines de sceptre a sceptre et monarques faillis Sur leur fausse monnaie ouvrant leurs fleurs de lys, Taillant le bloc de leur justice a coups de glaive Et la dressant et l'imposant, grossiere et breve. Puis, l'ebauche, lente a naitre, de la cite: Forces qu'on veut dans le droit seul planter; Ongles du peuple et machoires de rois; Mufles crispes dans l'ombre et souterrains abois Vers on ne sait quel ideal au fond des nues; Tocsins brassant, le soir, des rages inconnues; Flambeaux de delivrance et de salut, debout Dans l'atmosphere enorme ou la revolte bout; Livres dont les pages, soudain intelligibles, Brulent de verite, comme jadis les Bibles; Hommes divins et clairs, tels des monuments d'or D'ou les evenements sortent armes et forts; Vouloirs nets et nouveaux, consciences nouvelles Et l'espoir fou, dans toutes les cervelles, Malgre les echafauds, malgre les incendies Et les tetes en sang au bout des poings brandies. Elle a mille ans la ville, La ville apre et profonde; Et sans cesse, malgre l'assaut des jours Et des peuples minant son orgueil lourd, Elle resiste a l'usure du monde. Quel ocean, ses coeurs! quel orage, ses nerfs! Quels noeuds de volontes serres en son mystere! Victorieuse, elle absorbe la terre, Vaincue, elle est l'attrait de l'univers; Toujours, en son triomphe ou ses defaites, Elle apparait geante, et son cri sonne et son nom luit, Et la clarte que font ses feux d'or dans la nuit Rayonne au loin, jusqu'aux planetes! ï les siecles et les siecles sur elle! Son ame, en ces matins hagards, Circule en chaque atome De vapeur lourde et de voiles epars, Son ame enorme et vague, ainsi que ses grands domes Qui s'estompent dans le brouillard. Son ame errante en chacune des ombres Qui traversent ses quartiers sombres, Avec une ardeur neuve au bout de leur pensee, Son ame formidable et convulsee, Son ame, ou le passe ebauche Avec le present net l'avenir encor gauche. ï ce monde de fievre et d'inlassable essor Rue, a poumons lourds et haletants, Vers on ne sait quels buts inquietants? Monde promis pourtant a des lois d'or, A des lois claires, qu'il ignore encor Mais qu'il faut, un jour, qu'on exhume, Une a une, du fond des brumes. Monde aujourd'hui tetu, tragique et bleme Qui met sa vie et son ame dans l'effort meme Qu'il projette, le jour, la nuit, A chaque heure, vers l'infini. ï les siecles et les siecles sur cette ville! Le reve ancien est mort et le nouveau se forge. Il est fumant dans la pensee et la sueur Des bras fiers de travail, des fronts fiers de lueurs, Et la ville l'entend monter du fond des gorges De ceux qui le portent en eux Et le veulent crier et sangloter aux cieux. Et de partout on vient vers elle, Les uns des bourgs et les autres des champs, Depuis toujours, du fond des loins; Et les routes eternelles sont les temoins De ces marches, a travers temps, Qui se rythment comme le sang Et s'avivent, continuelles. Le reve! il est plus haut que les fumees Qu'elle renvoie envenimees Autour d'elle, vers l'horizon; Meme dans la peur ou dans l'ennui, Il est la-bas, qui domine, les nuits, Pareil a ces buissons D'etoiles d'or et de couronnes noires, Qui s'allument, le soir, evocatoires. Et qu'importent les maux et les heures dementes, Et les cuves de vice ou la cite fermente, Si quelque jour, du fond des brouillards et des voiles, Surgit un nouveau Christ, en lumiere sculpte, Qui souleve vers lui l'humanite Et la baptise au feu de nouvelles etoiles. Le Port Toute la mer va vers la ville! Son port est surmonte d'un million de croix: Vergues transversales barrant de grands mats droits. Son port est pluvieux de suie a travers brumes, Ou le soleil comme un oeil rouge et colossal larmoie. Son port est ameute de steamers noirs qui fument Et mugissent, au fond du soir, sans qu'on les voie. Son port est fourmillant et musculeux de bras Perdus en un fouillis dedalien d'amarres. Son port est tourmente de chocs et de fracas Et de marteaux tonnant dans l'air leurs tintamarres. Toute la mer va vers la ville! Les flots qui voyagent comme les vents, Les flots legers, les flots vivants, Pour que la ville en feu l'absorbe et le respire Lui rapportent le monde en leurs navires. Les Orients et les Midis tanguent vers elle Et les Nords blancs et la folie universelle Et tous nombres dont le desir prevoit la somme. Et tout ce qui s'invente et tout ce que les hommes Tirent de leurs cerveaux puissants et volcaniques Tend vers elle, cingle vers elle et vers ses luttes: Elle est le brasier d'or des humaines disputes, Elle est le reservoir des richesses uniques Et les marins naifs peignent son caducee Sur leur peau rousse et crevassee, A l'heure ou l'ombre emplit les soirs oceaniques. Toute la mer va vers la ville! ï les Babels enfin realisees! Et cent peuples fondus dans la cite commune; Et les langues se dissolvant en une; Et la ville comme une main, les doigts ouverts, Se refermant sur l'univers! Dites! les docks bondes jusques au faite Et la montagne, et le desert, et les forets, Et leurs siecles captes comme en des rets; Dites! leurs blocs d'eternite: marbres et bois, Que l'on achete, Et que l'on vend au poids; Et puis, dites! les morts, les morts, les morts Qu'il a fallu pour ces conquetes. Toute la mer va vers la ville! La mer pesante, ardente et libre, Qui tient la terre en equilibre; La mer que domine la loi des multitudes, La mer ou les courants tracent les certitudes; La mer et ses vagues coalisees, Comme un desir multiple et fou, Qui renversent des rocs depuis mille ans debout Et retombent et s'effacent, egalisees; La mer dont chaque lame ebauche une tendresse Ou voile une fureur; la mer plane ou sauvage; La mer qui inquiete et angoisse et oppresse De l'ivresse de son image. Toute la mer va vers la ville! Son port est parseme et scintillant de feux Et sillonne de rails fuyants et lumineux. Son port est ceint de tours rouges dont les murs sonnent D'un bruit souterrain d'eau qui s'enfle et ronfle en elles. Son port est lourd d'odeurs de naphte et de carbone Qui s'epandent, au long des quais, par les ruelles. Son port est fabuleux de deesses sculptees A l'avant des vaisseaux dont les mats d'or s'exaltent. Son port est solennel de tempetes domptees En des havres d'airain, de gres et de basalte. Une Statue Un bloc de marbre ou son nom luit sur une plaque. Ventre riche, machoire ardente et menton lourd; Haine et terreur murant son gros front lourd Et poing taille pour fendre en deux toutes attaques. Le carrefour, solennise de palais froids, D'ou ses regards tetus et violents encore Scrutent quels feux d'eveil bougent dans telle aurore, Comme sa volonte, se carre en angles droits. Il fut celui de l'heure et des hasards bizarres, Mais textuel, sitot qu'il tint la force en main Et qu'il put etouffer dans hier le lendemain Deja sonore et plein de terribles fanfares. Sa colere fit loi durant ces jours vantes, Ou toutes voix montaient vers ses panegyriques, Ou son reve d'Etat strict et geometrique Tranquillisait l'aboi plaintif des lachetes. Il se sentait la force etroite et qui deprime, Tantot sournois, tantot cruel et contempteur, Et quand il se dressait de toute sa hauteur Il n'arrivait jamais qu'a la hauteur d'un crime. Plante devant la vie, il l'obstrua, depuis Qu'il s'imposa sauveur des rois et de lui-meme Et qu'il utilisa la peur et l'affre bleme En des complots fictifs qu'il etranglait, la nuit. Si bien qu'il apparait sur la place publique Feroce et rancunier, autoritaire et fort, Et defendant encor, d'un geste hyperbolique, Son piedestal massif comme son coffre-fort. Les Usines Se regardant avec les yeux casses de leurs fenetres Et se mirant dans l'eau de poix et de salpetre D'un canal droit, marquant sa barre a l'infini, Face a face, le long des quais d'ombre et de nuit, Par a travers les faubourgs lourds Et la misere en pleurs de ces faubourgs, Ronflent terriblement usines et fabriques. Rectangles de granit et monuments de briques, Et longs murs noirs durant des lieues, Immensement, par les banlieues; Et sur les toits, dans le brouillard, aiguillonnees De fers et de paratonnerres, Les cheminees. Se regardant de leurs yeux noirs et symetriques, Par la banlieue, a l'infini. Ronflent le jour, la nuit, Les usines et les fabriques. Oh les quartiers rouilles de pluie et leurs grand'rues! Et les femmes et leurs guenilles apparues Et les squares, ou s'ouvre, en des caries De platras blanc et de scories, Une flore pale et pourrie. Aux carrefours, porte ouverte, les bars: Etains, cuivres, miroirs hagards, Dressoirs d'ebene et flacons fols D'ou luit l'alcool Et sa lueur vers les trottoirs. Et des pintes qui tout a coup rayonnent, Sur le comptoir, en pyramides de couronnes; Et des gens souls, debout, Dont les larges langues lappent, sans phrases, Les aies d'or et le whisky, couleur topaze. Par a travers les faubourgs lourds Et la misere en pleurs de ces faubourgs, Et les troubles et mornes voisinages, Et les haines s'entrecroisant de gens a gens Et de menages a menages, Et le vol meme entre indigents, Grondent, au fond des cours, toujours, Les haletants battements sourds Des usines et des fabriques symetriques. Ici, sous de grands toits ou scintille le verre, La vapeur se condence en force prisonniere: Des machoires d'acier mordent et fument; De grands marteaux monumentaux Broient des blocs d'or sur des enclumes, Et, dans un coin, s'illuminent les fontes En brasiers tors et effrenes qu'on dompte. La-bas, les doigts meticuleux des metiers prestes, A bruits menus, a petits gestes, Tissent des draps, avec des fils qui vibrent Legers et fins comme des fibres. Des bandes de cuir transversales Courent de l'un a l'autre bout des salles Et les volants larges et violents Tournent, pareils aux ailes dans le vent Des moulins fous, sous les rafales. Un jour de cour avare et ras Frole, par a travers les carreaux gras Et humides d'un soupirail, Chaque travail. Automatiques et minutieux, Des ouvriers silencieux Reglent le mouvement D'universel tictacquement Qui fermente de fievre et de folie Et dechiquette, avec ses dents d'entetement, La parole humaine abolie. Plus loin, un vacarme tonnant de chocs Monte de l'ombre et s'erige par blocs; Et, tout a coup, cassant l'elan des violences, Des murs de bruit semblent tomber Et se taire, dans une mare de silence, Tandis que les appels exacerbes Des sifflets crus et des signaux Hurlent soudain vers les fanaux, Dressant leurs feux sauvages, En buissons d'or, vers les nuages. Et tout autour, ainsi qu'une ceinture, La-bas, de nocturnes architectures, Voici les docks, les ports, les ponts, les phares Et les gares folles de tintamarres; Et plus lointains encor des toits d'autres usines Et des cuves et des forges et des cuisines Formidables de naphte et de resines Dont les meutes de feu et de lueurs grandies Mordent parfois le ciel, a coups d'abois et d'incendies. Au long du vieux canal a l'infini, Par a travers l'immensite de la misere Des chemins noirs et des routes de pierre, Les nuits, les jours, toujours, Ronflent les continus battements sourds, Dans les faubourgs, Des fabriques et des usines symetriques. L'aube s'essuie A leurs carres de suie; Midi et son soleil hagard Comme un aveugle, errent par leurs brouillards; Seul, quand au bout de la semaine, au soir, La nuit se laisse en ses tenebres choir, L'apre effort s'interrompt, mais demeure en arret, Comme un marteau sur une enclume, Et l'ombre, au loin, parmi les carrefours, parait De la brume d'or qui s'allume. La Bourse Comme un torse de pierre et de metal debout Le monument de l'or dans les tenebres bout. Des que morte est la nuit et que revit le jour, L'immense et rouge carrefour D'ou s'exalte sa quotidienne bataille Tressaille. Des banques s'ouvrent tot et leurs guichets, Ou l'or se pese au trebuchet, Voient affluer - voiles legeres - par flottes, Les traites et les banque-notes. Une fureur monte et s'en degage, Gagne la rue et s'y propage, Venant chauffer, de seuil en seuil, Dans la ville, la peur, la folie ou l'orgueil. Le monument de l'or attend que midi tinte Pour reveiller l'ardeur dont sa vie est etreinte. Tant de reves, tels des feux roux Entremelent leur flamme et leurs remous De haut en bas du palais fou! Le gain coupable et monstrueux S'y resserre comme des noeuds. On croit y voir une apre fievre Voler, de front en front, de levre en levre, Et s'ameuter et eclater Et crepiter sur les paliers Et les marches des escaliers. Une fureur reenflammee Au mirage du moindre espoir Monte soudain de l'entonnoir De bruit et de fumee, Ou l'on se bat, a coups de vols, en bas. Langues seches, regards aigus, gestes inverses, Et cervelles, qu'en tourbillons les millions traversent, Echangent la leur peur et leur terreur. La hate y simule l'audace Et les audaces se depassent; Les uns confient a des carnets Leurs angoisses et leurs secrets; Cyniquement, tel escompte l'eclair Qui tue un peuple au bout du monde; Les chimeres volent dans l'air; Les chances fuient ou surabondent; Marches conclus, marches rompus Luttent et s'entrebutent en disputes; L'air brule - et les chiffres paradoxaux, En paquets pleins, en lourds trousseaux, Sont rejetes et cahotes et ballotes Et s'effarent en ces bagarres, Jusqu'a ce que leurs sommes lasses, Masses contre masses, Se cassent. Aux fins de mois, quand les debacles se deciden La mort les paraphe de suicides Et les chutes s'effritent en ruines Qui s'illuminent En obseques exaltatives. Mais le jour meme, aux heures blemes, Les volontes, dans la fievre, revivent; L'acharnement sournois Reprend, comme autrefois. On se trahit, on se sourit et l'on se mord Et l'on travaille a d'autres morts. La haine ronfle, ainsi qu'une machine, Autour de ceux qu'elle assassine. On vole, avec autorite, les gens Dont les coffres sont indigents. On mele avec l'honneur l'escroquerie, Pour amorcer jusqu'aux patries Et ameuter vers l'or torride et infamant L'universel affolement. Oh l'or, la-bas, comme des tours dans les nuages, L'or etale sur l'etagere des mirages, Avec des millions de bras tendus vers lui, Et des gestes et des appels, la nuit, Et la priere unanime qui gronde, De l'un a l'autre bout des horizons du monde! La-bas, des cubes d'or sur des triangles d'or, Et tout autour les fortunes celebres S'echafaudant sur des algebres. De l'or! - boire et manger de l'or! Et, plus feroce encor que la rage de l'or, La foi au jeu mysterieux Et ses hasards hagards et tenebreux Et ses arbitraires vouloirs certains Qui restaurent le vieux destin; Le jeu, axe terrible, ou tournera autour de l'aventure, Par seul plaisir d'anomalie, Par seul besoin de rut et de folie, La-bas, ou se croisent les lois d'effroi Et les supremes desarrois, Eperdument, la passion future. Comme un torse de pierre et de metal debout, Qui cele en son mystere et son ardeur profonde Le coeur battant et haletant du monde, Le monument de l'or dans les tenebres bout. La Revolte La rue, en un remous de pas, De torses et de dos d'ou sont tendus des bras Sauvagement ramifies vers la folie, Semble passer volante; Et ses fureurs, au meme instant, s'allient A des haines, a des appels, a des espoirs; La rue en or, La rue en rouge, au fond des soirs. Toute la mort En des beffrois tonnants se leve; Toute la mort, surgie en reves, Avec des faulx et des epees Et des tetes atrocement coupees. La toux des canons lourds, Les lourds hoquets des canons sourds Mesurent seuls les pleurs et les abois de l'heure. Les hauts cadrans des horloges publiques, Comme des yeux en des paupieres, Sont defonces a coups de pierre: Le temps normal n'existant plus Pour les coeurs fous et resolus Des multitudes fameliques. La rage, elle a bondi de terre Sur un monceau de paves gris; La rage immense, avec des cris, Avec du feu dans ses arteres; La rage, elle a bondi Feroce et haletante Et si terriblement Que son moment d'elan vaut a lui seul le temps Que met un siecle en gravitant Autour de ses cent ans d'attente. Tout ce qui fut reve jadis; Ce que les fronts les plus hardis Vers l'avenir ont instaure; Ce que les ames ont brandi, Ce que les yeux ont implore, Ce que toute la seve humaine Silencieuse a renferme, S'epanouit, aux mille bras armes De ces foules, brassant leur houle avec leurs haines. C'est la fete du sang qui se deploie, A travers la terreur, en etendards de joie: Des gens passent rouges et ivres; Des gens passent sur des gens morts; Les soldats clairs, casques de cuivre, Ne sachant plus ou sont les droits, ou sont les torts, Las d'obeir, chargent, mollassement, Le peuple enorme et vehement Qui veut enfin que sur sa tete Luisent les ors sanglants et violents de la conquete. Voici des docks et des maisons qui brulent, En facades de sang, sur le fond noir du crepuscule; L'eau des canaux en reflechit les fumantes splendeurs, De haut en bas, jusqu'en ses profondeurs; D'enormes tours obliquement dorees Barrent la ville au loin d'ombres demesurees; Les bras des feux, ouvrant leurs mains funebres, Eparpillent des lambeaux d'or par les tenebres; Et les brasiers des toits sautent en bonds sauvages, Hors d'eux-memes, jusqu'aux nuages. Aux vieux palais publics, d'ou les echevins d'or Jadis domptaient la ville et refoulaient l'effort Et la maree en rut des multitudes fortes, On penetre, cognant et martelant les portes; Les clefs sautent, les gonds cedent et les verrous; Des armoires de fer ouvrent de larges trous Ou s'empilent par tas les lois et les harangues; Une torche soudain les leche avec sa langue, Et tout leur passe noir s'envole et s'eparpille, Tandis que dans la cave et les greniers on pille Et qu'on jette dans les fosses du vieux rempart Des morts coupant le vide avec leurs bras epars. Dans les couvents, les chapelles et les eglises, Les verrieres, ou les martyres sont assises, Jonchent le sol et s'emiettent comme du chaume; Un Christ, exsangue et long comme un fantome, Est lacere et pend, tel un haillon de bois, Au dernier clou qui perce encor l'or de sa croix; Le tabernacle, ardent et pur, ou sont les chremes, Est attaque, a coups de poings et de blasphemes; On soufflette les Saints pres des autels debout Et dans la grande nef, de l'un a l'autre bout, - Telle une neige - on dissemine les hosties Pour qu'elles soient, sous les talons, aneanties. Tous les joyaux du meurtre et des desastres Etincellent ainsi, sous l'oeil des astres; La ville entiere eclate En pays d'or coiffe de flammes ecarlates; La ville, au vent des soirs, vers les lointains houleux Tend sa propre couronne enormement en feu; Toute la rage et toute la folie Brassent la vie avec leur lie, Si fort que, par instants, le sol semble trembler, Et l'espace bruler Et la fumee et ses fureurs s'echeveler et s'envoler Et balayer les grands cieux froids. - Tuer, pour rajeunir et pour creer; Ou pour tomber et pour mourir, qu'importe! Passer; ou se casser les poings contre la porte! Et puis - que son printemps soit vert ou qu'il soit rouge - N'est-elle point, dans le monde, toujours, Haletante, par a travers les jours, La puissance profonde et fatale qui bouge! La Recherche Chambres et pavillons, tours et laboratoires, Avec, sur leurs frises, les sphinx evocatoires Et vers le ciel, braques, les telescopes d'or. C'est la maison de la science au loin dardee, Par a travers les faits jusqu'aux claires idees. Flacons jaunes, bleus, verts, pareils a des tresors; Cristaux monumentaux et mineraux jaspes; Prismes dans le soleil et ses rayons trempes; Creusets ardents, godets rouges, flammes fertiles, Ou se transmuent les poussieres subtiles; Instruments nets et delicats, Ainsi que des insectes, Ressorts tendus et balances correctes, Cones, segments, angles, carres, compas, Sont la, vivant et respirant dans l'atmosphere De lutte et de conquete autour de la matiere. Dites! quels temps verses au gouffre des annees, Et quelle angoisse ou quel espoir des destinees, Et quels cerveaux charges de noble lassitude A-t-il fallu pour faire un peu de certitude? Dites! l'erreur plombant les fronts; les bagnes De la croyance ou le savoir marchait au pas; Dites! les premiers cris, la-haut, sur la montagne, Tues par les bruits sourds de la foule d'en bas. Dites! les feux et les buchers; dites! les claies; Les regards fous en des visages d'effroi blanc; Dites! les corps martyrises, dites! les plaies Criant la verite, avec leur bouche en sang. C'est la maison de la science au loin dardee, Par a travers les faits jusqu'aux vastes idees. Avec des yeux Meticuleux ou monstrueux, On y surprend les croissances ou les desastres S'echelonner, depuis l'atome jusqu'a l'astre. La vie y est fouillee, immense et solidaire, En sa surface ou ses replis miraculeux, Comme la mer et ses vallons houleux, Par le soleil et ses mains d'or myriadaires. Chacun travaille, avec avidite, Methodiquement lent, dans un effort d'ensemble; Chacun denoue un noeud, en la complexite Des problemes qu'on y rassemble; Et tous scrutent et regardent et prouvent, Tous ont raison - mais c'est un seul qui trouve! Ah celui-la, dites! de quels lointains de fete, Il vient, plein de clarte et plein de jour; Dites! avec quelle flamme au coeur et quel amour Et quel espoir illuminant sa tete; Dites! comme a l'avance et que de fois Il a senti vibrer et fermenter son etre Du meme rythme que la loi Qu'il definit et fait connaitre. Comme il est simple et clair devant les choses, Et humble et attentif, lorsque la nuit Glisse le mot enigmatique en lui Et descelle ses levres closes; Et comme en s'ecoutant, brusquement, il atteint, Dans la foret toujours plus fourmillante et verte, La blanche et nue et vierge decouverte Et la promulgue au monde ainsi que le destin. Et quand d'autres, autant et plus que lui, Auront a leur lumiere incendie la terre Et fait crier l'airain des portes du mystere, - Apres combien de jours, combien de nuits, Combien de cris pousses vers le neant de tout, Combien de voeux defunts, de volontes a bout Et d'oceans mauvais qui rejettent les sondes - Viendra l'instant, ou tant d'efforts savants et ingenus, Tant de cerveaux tendus vers l'inconnu, Quand meme, auront bati sur des bases profondes Et s'elancant au ciel, la synthese des mondes! C'est la maison de la science au loin dardee Par a travers les faits, jusqu'aux fixes idees. Vers le futur ï race humaine aux destins d'or vouee, As-tu senti de quel travail formidable et battant, Soudainement, depuis cent ans, Ta force immense est secouee? L'acharnement a mieux chercher, a mieux savoir, Fouille comme a nouveau l'ample foret des etres, Et malgre la broussaille ou tel pas s'enchevetre L'homme conquiert sa loi des droits et des devoirs. Dans le ferment, dans l'atome, dans la poussiere, La vie enorme est recherchee et apparait, Tout est capte dans une infinite de rets Que serre ou que distend l'immortelle matiere. Heros, savant, artiste, apotre, aventurier, Chacun troue a son tour le mur noir des mysteres Et grace a ces labeurs groupes ou solitaires, L'etre nouveau se sent l'univers tout entier. Et c'est vous, vous les villes, Debout De loin en loin, la-bas, de l'un a l'autre bout Des plaines et des domaines, Qui concentrez en vous assez d'humanite, Assez de force rouge et de neuve clarte, Pour enflammer de fievre et de rage fecondes Les cervelles patientes ou violentes De ceux Qui decouvrent la regle et resument en eux Le monde. L'esprit de la campagne etait l'esprit de Dieu; Il eut la peur de la recherche et des revoltes, Il chut; et le voici qui meurt, sous les essieux Et sous les chars en feu des nouvelles recoltes. La ruine s'installe et souffle aux quatre coins D'ou s'acharnent les vents, sur la plaine finie, Tandis que la cite lui soutire de loin Ce qui lui reste encor d'ardeur dans l'agonie. L'usine rouge eclate ou seuls brillaient les champs; La fumee a flots noirs rase les toits d'eglise; L'esprit de l'homme avance et le soleil couchant N'est plus l'hostie en or divin qui fertilise. Renaitront-ils, les champs, un jour, exorcises De leurs erreurs, de leurs affres, de leur folie; Jardins pour les efforts et les labeurs lasses, Coupes de clarte vierge et de sante remplies? Referont-ils, avec l'ancien et bon soleil, Avec le vent, la pluie et les betes serviles, En des heures de sursaut libre et de reveil, Un monde enfin sauve de l'emprise des villes? Ou bien deviendront-ils les derniers paradis Purges des dieux et affranchis de leurs presages, Ou s'en viendront rever, a l'aube et aux midis, Avant de s'endormir dans les soirs clairs, les sages? En attendant, la vie ample se satisfait D'etre une joie humaine, effrenee et feconde; Les droits et les devoirs? Reves divers que fait, Devant chaque espoir neuf, la jeunesse du monde! Les Villages illusoires Les Pecheurs Sur le fleuve couleur de fiel Passent en lamentable escorte Mille amas pestilentiels; Et la lune semble une morte Qu'on enfouit au bout du ciel. Seules, en des barques, quelques lumieres Illuminent et grandissent les dos Obstinement courbes sur l'eau, Des vieux pecheurs de la riviere, Qui longuement, depuis hier soir, Pour on ne sait quelle peche nocturne, Ont descendu leur filet noir Dans l'eau mauvaise et taciturne. Au fond de l'eau, sans qu'on les voie, Sont reunis les mauvais sorts Qui les guettent, comme des proies, Et qu'ils pechent, a longs efforts, Croyant au travail simple et meritoire, La nuit, sous des signes contradictoires. Les minuits lourds sonnent la-bas, A battants lents, comme des glas; De tour en tour, les minuits sonnent, Les minuits lourds des nuits d'automne, Les minuits las. Les villages sont engourdis, Les villages et leurs taudis Et les saules et les noyers Ou les vents d'Ouest ont guerroye. Aucun aboi ne vient des bois Ni aucun cri, par a travers le minuit vide, Qui s'imbibe de cendre humide. Sans qu'ils s'aident, sans qu'ils se helent, En leurs besognes fraternelles, N'accomplissant que ce qu'il doit, Chaque pecheur peche pour soi: Et le premier recueille, en les mailles qu'il serre, Tout le fretin de sa misere; Et celui-ci ramene, a l'etourdie, Le fond vaseux des maladies; Et tel ouvre ses nasses Aux desespoirs qui le menacent; Et celui-la recueille au long des bords, Les epaves de son remords. Dans leurs barques, ou rien ne bouge, Pas meme la flamme d'un falot rouge Trouant, de grands halos de sang, Le feutre epais du brouillard blanc, La mort couvre de son silence Les vieux pecheurs de la demence. Ils sont les isoles au fond des brumes, Cote a cote, mais ne se voyant pas: Et leurs deux bras sont las; Et leur travail, c'est leur ruine. Dites, si dans la nuit, ils s'appelaient Et si leurs voix se consolaient! Mais ils restent mornes et gourds, Le dos voute et le front lourd, Avec, a cote d'eux, leur petite lumiere Immobile, sur la riviere. Comme des blocs d'ombre, ils sont la, Sans que leurs yeux, par au-dela Des bruines apres et spongieuses, Ne se doutent qu'il est, au firmament, Attirantes comme un aimant, Des etoiles prodigieuses. Les pecheurs noirs du noir tourment Sont les perdus, immensement, Parmi les loins, parmi les glas Et les perils qu'ils ne voient pas; Et l'humide minuit d'automne Pleut en leur ame monotone. Le Meunier Le vieux meunier du moulin noir, On l'enterra, l'hiver, un soir De froid rugueux, de bise aigue En un terrain de cendre et de cigues. Le jour dardait sa clarte fausse Sur la beche du fossoyeur; Un chien errait pres de la fosse, L'aboi tendu vers la lueur. La beche, a chacune des pelletees, Telle un miroir se deplacait, Luisait, mordait et s'enfoncait Dans les terres violentees. La fin du jour s'emplit d'ombres suspectes. Sur fond de ciel, le fossoyeur, Comme un enorme insecte, Semblait lutter avec la peur; La beche entre ses mains tremblait, Le sol se crevassait Et quoi qu'il fit, rien ne comblait Le trou qui, devant lui, Comme la nuit, s'elargissait. Au village la-bas, Personne au mort n'avait prete deux draps. Au village la-bas, Nul n'avait dit une priere. Au village la-bas, Personne au mort n'avait sonne le glas. Au village la-bas, Aucun n'avait voulu clouer la biere. Et les maisons et les chaumieres Qui regardaient le cimetiere, Pour ne point voir, etaient la toutes, Volets fermes, le long des routes. Le fossoyeur se sentit seul Devant ce defunt sans linceul Dont tous avaient garde la haine Et la crainte, dans les veines. Sur sa butte morne de soir, Le vieux meunier du moulin noir, Jadis, avait vecu d'accord Avec l'espace et l'etendue Et les tempetes suspendues Aux gestes fous des vents du Nord; Son coeur avait longuement ecoute Ce que les bouches d'ombre et d'or Des etoiles devoilent Aux attentifs d'eternite; Les cirques gris des bruyeres austeres L'avaient cerne de leur mystere A l'heure ou l'enigme s'eveille Et parle a l'ame et la conseille. Les grands courants qui traversent tout ce qui vit Etaient, avec leur force, entres dans son esprit, Si bien que dans son ame isolee et profonde Ce simple avait senti la volonte du monde. Les plus anciens ne savaient pas Depuis quels jours, loin du village, Il perdurait, la-bas, Guettant l'envol et les voyages Des feux dans les nuages. Il effrayait par le silence Dont il avait, sans bruit, Tisse son existence; Il effrayait encor Par les yeux d'or De son moulin tout a coup clairs, la nuit. Et personne n'aurait connu Son agonie et puis sa mort, N'etaient que les quatre ailes Qu'il agitait vers l'inconnu, Comme des suppliques eternelles, Ne s'etaient, un matin, Definitivement fixees, Noires et immobilisees, Telle une croix sur un destin. Le fossoyeur voyait l'ombre et ses houles Grandir comme des foules Et le village et ses closes fenetres Se fondre au loin et disparaitre. L'universelle inquietude Peuplait de cris la solitude; En voiles noirs et bruns, Le vent passait comme quelqu'un; Tout le vague des horizons mobiles Devenait remuement et frolement hostile, Jusqu'au moment ou, les yeux fous, Jetant sa beche n'importe ou, Avec les bras multiples de la nuit